Le sang de la Vierge

La Vierge est souvent représentée vêtue d’une tunique bleue et d’un manteau rouge. Cette tradition nous vient des icônes, qui reprend le costume byzantin : la tunique est un chiton grec et le voile-manteau est un maphorion.

Vierge Eleousa ou Vierge de Pitié,
école crétoise, XVIème siècle
Cette même tradition a conféré au Christ des couleurs identiques et inversées

Christ Pantocrator,
école crétoise, XVIème siècle
Les autres saintes étaient très souvent représentées d’une manière similaire : robe bleue et manteau rouge. Ici, Marie-Madeleine au pied de la croix :

Crucifixion par Sandro Botticelli, vers 1497
Toutes ces saintes avec les mêmes couleurs, ça devenait compliqué ! Alors on leur colla dans les mains des attributs qui ne permettaient plus le doute.
Ici, sainte Véronique brandissant le tissu ave lequel elle a épongé le visage du Christ ; son prénom serait une déformation de vera icon, image vraie ; tout le monde n’est pas d’accord à ce sujet mais en attendant, sainte Véronique est la patronne des photographes :

Aile droite du Triptyque de la Crucifixion
par Rogier van der Weyden, vers 1445
Marie-Madeleine porte un pot d’onguent, sainte Barbe une tour et une palme - symbole de son martyre - ou une plume de paon, etc. Il en fut de même pour les saints : Jean-Baptiste est vêtu d’une peau de bête et est accompagné d’un agneau, Pierre porte les clés du Paradis, saint Jérôme est affublé d’un lion, etc.
Ces codes se retrouvent dans toute la peinture religieuse occidentale, et on comprend bien leur fonction : désigner par des moyens simples aux fidèles illettrés qui était qui. Dès lors, il devint facile de refiler n’importe quelles couleurs aux saintes, puisqu’on pouvait les identifier grâce à leurs attributs. Par voie de conséquence, on put réserver pour la Vierge le code couleur bleu-rouge et en faire ainsi, peu ou prou, l’unique dépositaire. Et même si nombre de peintres inversèrent lesdites couleurs en représentant le manteau bleu et la robe rouge, les choses demeuraient, dans l’ensemble assez claires.

Partie centrale du Triptyque Portinari
par Hans Memling, 1487
Mais pourquoi ce code bleu-rouge ? Là est la grande question. La tradition byzantine, celle des icônes, nous assure que la tunique bleue d’azur, le chiton, évoque le Ciel. On ne va pas en discuter, tellement c’est évident. Pour le voile-manteau rouge, le maphorion, les choses se compliquent un tantinet.
On nous dit que sa couleur vient de la pourpre impériale et exprime la majesté de la Vierge Marie.
On nous dit qu’il exprime la grâce divine qui l’enveloppe et la fait participer à la gloire de son fils.
On nous dit qu’il symbolise la pénitence dont elle s’est recouverte alors qu’elle était la seule créature humaine vierge de tout péché.
On nous dit beaucoup de choses, en somme. Pour tenter de cerner le problème - car il y a véritablement un problème digne de Maigret ou d’Hercule Poirot ! - faisons un bref résumé de l’Annonce faite à Marie.

Annonciation de Cortone
par Fra Angelico, vers 1433-1434
L’ANNONCE FAITE À MARIE
Pièce en un acte de saint Luc, 1.26
Décors et costumes de Fra Angelico
Avec Marie dans le rôle de Marie - Gabriel dans le rôle de Gabriel
Adam dans le rôle d’Adam - Ève dans le rôle d’Ève
Marie est chez elle, tranquille, à bouquiner. Soudain, un type avec des ailes dorées arrive et lui dit :
Gabriel : Salut Marie, je suis l’Archange Gabriel et je viens te prévenir d’un plan divin : tu vas avoir un marmot qui s’appellera Jésus et il sera le Fils de Dieu.
Marie : Mais euuh… C’est pas possib’, puisque je suis encore vierge !
Gabriel : T’inquiète, l’Esprit Saint va te rendre une petite visite et tu ne sentiras rien.
Marie : Bon bein… si ça fait pas mal, chuis d’accord, alors.
Rideau.
Bon. Il est où, le problème ? Eh bien le problème, ce n’est pas que Dieu ait mis Marie enceinte en se contentant d’envoyer une colombe ; ce n’est pas non plus que Marie se retrouve vierge après cette conception et surtout après son accouchement, non. Tout ça n’est que broutilles et le IIIe concile de Constantinople avait réglé l’affaire en 680-681.
Le problème, c’est qu’une tradition populaire née vers le Xème siècle affirme que Marie est vierge de tout péché. Or il est écrit, dans la Genèse, que Dieu condamna Ève pour avoir croqué la pomme :
Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils.
Genèse, 3.14
Adam, quant à lui, sera condamné à bosser toute sa vie. Les deux zigotos seront chassés du Paradis et c’est Marie qui sera chargée de racheter leur péché en mettant Jésus au monde. Voilà pourquoi l’on aperçoit, dans l’Annonciation ci-dessus de Fra Angelico et dans cette autre ci-dessous du même, Adam et Ève qui se font virer en arrière-plan :

Annonciation de Madrid
par Fra Angelico, vers 1430-1432
Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils.
Comment cette peine, cette douleur de l’enfantement et la condamnation divine vont-elles être signifiées aux femmes descendantes d’Ève la fautive ? Par le sang. Le sang de l’accouchement, mais aussi et surtout le sang des menstruations. La fertilité de la femme se manifeste par les règles, c’est bien connu, au Moyen Âge on pensait même que c’était à cette période précise qu’il fallait s’évertuer à perpétuer l’espèce.
Seulement voilà, l’idée selon laquelle la Vierge ne pouvait être que pure, innocente du péché originel commis par Adam et Ève, était bien ancrée dans les esprits. Pour la simple raison qu’il était tout bonnement inconcevable que Dieu aille s’incarner en une femme impure par définition, ah ça non, c’est pas le genre de la maison. Bon d’accord.

Annonciation par Hans Memling, vers 1489
Sauf que si Marie est pure du péché originel, alors elle n’a pas de menstruations et ne peut pas enfanter ! Même par l’entremise de l’Esprit Saint déguisé en colombe parce que ça va bien, faut pas pousser le bouchon du mystère trop loin, hein !
Voilà où qu’il est, le méga-problème. Et ce n’est pas un athée, un sans foi ni loi qui le soulève, non, ce sont les premiers Pères de l’Église qui, très tôt, ont relevé cette contradiction née de la tradition populaire : Marie est pure, sinon Dieu ne viendrait pas la visiter. Mais pour enfanter, Marie se doit d’être fertile et donc impure.

Annonciation par Filippino Lippi, vers 1489-1491
Le méga-problème ne sera jamais vraiment résolu : la vivacité du culte marial au sein de la population catholique et l’idée selon laquelle Marie est exempte du péché originel engendrera le concept d’Immaculée Conception (elle est née vierge du péché originel), autour duquel on bataillera pendant plusieurs siècles. Et cela, malgré le fait que le pape Sixte IV en fit une fête officielle à partir du 8 décembre 1477 (8 décembre étant la date supposée de ladite conception par papa-maman de la future Marie). C’est Pie IX qui mettra fin à ces débats en promulguant, le 8 décembre 1854 (tout récemment, donc), le dogme désormais coulé dans le bronze de l’Immaculée Conception.
Marie est pure de tout péché, c’est officiel.
Et donc infertile.
Le problème reste entier.
Damnaide.

Annonciation par Roland Frueauf l’Ancien, vers 1495
En attendant cette bulle aussi tardive que papale, on a peint Marie de toutes les couleurs mais souvent avec un chiton bleu et un maphorion rouge :

Panneau central du Petit triptyque
par Jan van Eyck, vers 1437
Quoique le plus souvent, ce fut l’inverse. Le bleu céleste et le rouge qui, plutôt que d’exprimer la majesté de la Vierge, la grâce divine ou la pénitence, pourrait être une métaphore de son sang menstruel, de sa fertilité. Tout comme la pièce dans laquelle elle se tient lors de la venue de l’Archange, et qui nous montre souvent un lit tendu de rouge, pourrait représenter les entrailles de Marie (voyez aussi l’Annonciation de Memling citée plus haut) :

Annonciation par Fra Filippo Lippi, vers 1445-1450
Or donc, ainsi qu’il a été expliqué ci-dessus : aux premiers temps de la représentation, les saintes étaient femmes impures, parées du chiton bleu et du maphorion rouge à l’égal de la Vierge :

Martyre de sainte Lucie
(cinquième prédelle d’un retable)
par Domenico Veneziano, vers 1445
Ensuite, par souci de clarté iconographique, on a donné à Marie l’exclusivité du code couleur bleu-rouge. Le bleu divin symbole de pureté et le rouge de la chair, du sang des menstrues :

Annonciation par un inconnu allemand, vers 1330
Ce rouge qu’on retrouve régulièrement sur les coussins, les couvertures des lits et les tentures des baldaquins :

Panneau de gauche du retable de Sainte Colombe
par Rogier van der Weyden, vers 1455

Annonciation par Jean Hey, le Maître de Moulins, 1500
Ce rouge qui pose la question sans réponse : Marie était-elle pure des péchés du monde et si oui, comment a-t-elle pu enfanter, nom d’une pipe ?
Bibliographie
Daniel Arasse propose, dans deux chapitres de ses Histoires de peintures (Éditions Gallimard, collection Folio essais) de très belles et intéressantes interprétations des Annonciations de Fra Angelico. Il parle aussi de cette histoire de pureté/impureté de la Vierge et cite un certain Jonathan Wood pour qui l’âpre débat qui dura plusieurs siècles trouva sa résolution dans le concept devenu dogme de l’Immaculée Conception. En vérité je vous le dis, ce dogme ne résout rien.
Le Monde

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